Le code du travail autorise l’élection des membres de la délégation du personnel du CSE par vote électronique si un accord collectif d’entreprise ou de groupe, ou, à défaut, l’employeur le décide (C. trav., art. L. 2314-26 et R. 2314-5).
Le recours à ce système de vote a l’avantage de simplifier les opérations électorales. Il n’en demeure pas moins qu’il doit respecter les principes généraux du droit électoral, sous peine d’annulation des élections.
Un arrêt du 1er juin 2022, destiné à être publié au bulletin des arrêts de la Cour de cassation, donne l’occasion à la Haute Juridiction de rappeler un principe général du droit électoral qu’elle avait déjà dégagé dans sa jurisprudence : l’obligation d’égalité des salariés électeurs face à l’exercice du droit de vote. Et la chambre sociale l’applique, pour la première fois à notre connaissance, au vote électronique.
En l’espèce, une entreprise de distribution d’imprimés publicitaires recourt au vote électronique par décision unilatérale en vue de l’élection des membres de la délégation du personnel au CSE.
Lors des deux tours du scrutin, qui se déroulent du 19 au 26 février puis du 11 au 18 mars 2020, l’entreprise est alertée par les organisations syndicales des difficultés rencontrées par certains salariés pour se connecter sur la plateforme de vote durant la période de vote.
Sont concernés des salariés constituant la très grande majorité des salariés du collège « employés » qui, en leur qualité de « distributeurs », se présentent aux dépôts une fois par semaine pour récupérer les feuilles de route et les documents à distribuer. Contrairement aux agents de maîtrise et aux cadres, ces salariés ne disposent d’aucun bureau ni poste de travail dans le cadre de leurs fonctions.
Mais, pour des raisons de confidentialité, et partant de sincérité du scrutin, l’entreprise décide d’interdire toute utilisation par les salariés concernés des ordinateurs appartenant aux agents de maîtrise ou aux cadres, de même que toute utilisation d’un ordinateur personnel apporté sur site, estimant que, comme la quasi-totalité de la population française, ces salariés disposent ou peuvent facilement disposer d’une connexion internet, que ce soit par le biais d’une connexion terrestre ou via un téléphone portable.
Considérant que l’employeur a ainsi porté atteinte à l’égalité des salariés face à l’exercice du droit de vote, deux syndicats saisissent le tribunal judiciaire en annulation des élections, par requêtes des 5 et 11 mars 2020.
Devant les juges, l’employeur se défend en invoquant plusieurs arguments :
- il soutient tout d’abord qu’il n’avait pas le choix : pour des raisons de confidentialité, de sécurité et de sincérité du scrutin, dont il est le garant, il ne pouvait pas autoriser des salariés du collège « employés » à utiliser les ordinateurs professionnels de leurs collègues de travail ;
- il ajoute qu’il n’avait pas porté atteinte au principe d’égalité des électeurs dès lors que, d’une part, les salariés du collège « employés » n’étaient pas placés dans une situation identique à celles des salariés des autres collèges et que, d’autre part, ils n’étaient nullement empêchés de procéder aux opérations de vote. À cet égard, il fait valoir que les salariés du collège « employés » avaient bénéficié d’un délai suffisant (huit jours) pour avoir accès par leurs propres moyens à une connexion internet leur permettant de voter.
► L’employeur s’appuyait sur l’article R. 2314-6 du code du travail, selon lequel le système de vote électronique retenu doit assurer la confidentialité des données transmises, notamment de celles des fichiers constitués pour établir les listes électorales des collèges électoraux, ainsi que la sécurité des moyens d’authentification, de l’émargement, de l’enregistrement et du dépouillement des votes.
Contrairement à ce que soutient l’employeur, le tribunal judiciaire considère que le respect du principe d’égalité des salariés électeurs est parfaitement conciliable avec les impératifs de sécurité et de confidentialité.
Il constate, à cet égard, que l’entreprise ne justifie pas de ce qui l’empêchait de mettre en place des procédés permettant de pallier le défaut d’accès de ses distributeurs au matériel de vote comme, par exemple, la mise en place dans ses établissements de terminaux dédiés au vote électronique avec un protocole garantissant la sécurité et la confidentialité.
Le tribunal judiciaire relève par ailleurs que, comme en témoignent les statistiques de l’Insee produites par l’entreprise, l’entreprise n’avait pas l’assurance que l’ensemble de ses salariés puissent accéder à un matériel permettant d’exercer leur droit de vote.
► Il ressortait en effet de ces statistiques qu’en 2018, 95,4 % de la population française disposait d’un téléphone portable, et non d’un smartphone, que ce taux baissait avec l’âge, et que 82,3 % des Français disposaient d’un ordinateur portable ; qu’en 2020, 90 % des ménages avaient accès à internet.
Pour le tribunal, dont la décision est approuvée par la Cour de cassation, l’entreprise a porté atteinte à l’égalité des salariés face à l’exercice du droit de vote en n’ayant pris aucune précaution appropriée pour que ne soit écartée du scrutin aucune personne ne disposant pas du matériel nécessaire ou résidant dans une zone non desservie par internet.
NDLR : les termes employés par le tribunal judiciaire rappellent ceux employés par le Conseil d’État dans une décision de 2018 rendue à propos de la mise en œuvre du vote électronique pour l’élection des représentants du personnel au sein des instances représentatives de la fonction publique hospitalière. La Haute Juridiction administrative avait en effet admis le recours au vote électronique par internet sous réserve que « des précautions appropriées soient prises pour que ne soit écartée du scrutin aucune personne ne disposant pas à son domicile du matériel nécessaire ou résidant dans une zone non desservie par internet, ou encore ne pouvant se servir de ce mode de communication sans l’assistance d’un tiers » (CE, 3- oct. 2018, n° 417312).
Partant de ce constat, le tribunal judiciaire conclut à l’annulation des élections. Pour la Cour de cassation, qui exerce un contrôle lourd sur des décisions des juges du fond en cas d’atteinte à un principe général du droit électoral, le tribunal a légalement justifié sa décision.
En effet, à partir de ses constatations de fait, le tribunal judiciaire ne pouvait qu’aboutir à cette solution : dans la mesure où le manquement de l’employeur au principe d’égalité des salariés électeurs affecte directement un principe général du droit électoral, il constitue à lui seul une cause d’annulation du scrutin, quelle que soit son incidence sur le résultat des élections.
NDLR : ce faisant, la Cour de cassation s’inscrit dans la lignée de sa jurisprudence. Elle a effectivement déjà jugé que : – le recours au vote électronique pour les élections professionnelles ne permet pas de déroger aux principes généraux du droit électoral (Cass. soc., 3 oct. 2018, n° 17-29.022) ;
- une atteinte à un principe général du droit électoral entraîne par elle-même l’annulation des élections, indépendamment de leur influence sur le résultat des élections (Cass. soc., 13 janv. 2010, n° 09-60.203 ; Cass. soc., 18 mais 2022, n° 20-21.529) ;
- l’obligation d’organiser le scrutin dans des conditions identiques pour l’ensemble du corps électoral et sans interruption constitue un principe général du droit électoral (Cass. soc., 23 mai 2000, n° 98-60.526). L’intérêt de la décision rendue le 1er juin 2022 est de combiner ces solutions et de s’aligner sur la jurisprudence du Conseil d’État citée plus haut. En pratique, on peut se demander si l’employeur aurait pu organiser un double scrutin, électronique et à bulletin secret sous enveloppe, afin de permettre aux distributeurs de prospectus, appartenant au collège « employés », de voter sans difficulté. En effet, la coexistence du vote électronique et du vote à bulletin secret pour une même élection est permise par l’article R. 2314-5 du code du travail, sous réserve que l’accord d’entreprise ou de groupe (ou la décision unilatérale de l’employeur) n’exclue pas cette dernière modalité. Pour autant, cela reviendrait à ne pas permettre à l’ensemble du corps électoral de voter dans des conditions identiques puisque les distributeurs de prospectus ne pourraient voter qu’à bulletin secret, à la différence de leurs collègues de travail, qui auraient le choix entre deux modes de scrutin. On attend donc avec intérêt que la Cour de cassation se prononce sur cette question.