Une société de jeux de 140 salariés, dont plusieurs élus du CSE avaient démissionné, a été condamnée par le tribunal judiciaire de Paris pour délit d’entrave envers son comité social et économique. Sous peine d’astreinte, elle doit verser dans un délai d’un mois les deux budgets au comité et ouvrir les trois grandes consultations annuelles.

Allons, pour une fois, directement à la conclusion de ce jugement, ou plutôt de cette ordonnance de référé (*), en date du 1er juin. Car le tribunal judiciaire de Paris y rappelle deux points essentiels concernant les prérogatives du CSE, le comité social et économique :

  • le CSE d’au moins 50 salariés doit recevoir de l’employeur un budget pour ses attributions économiques et son fonctionnement (le fameux 0,2% défini par l’article L.2315-61 du code du travail, un 0,2% porté à 0,22% au-delà de 2 000 salariés) et il doit recevoir un budget pour ses activités sociales et culturelles;
  • le CSE doit être informé et consulté par l’employeur, notamment une fois par an pour les trois grands thèmes définis par l’article L.2312-17 du code du travail (politique sociale, situation économique et financière, orientations stratégiques).

En l’occurrence, le juge condamne l’entreprise, le club Montmartre, une société de jeux basée place de Clichy à Paris, à procéder dans un délai d’un mois au versement de ces budgets et à l’ouverture des consultations obligatoires sous peine de devoir payer 2 000€ par jour de retard pendant trois mois. L’employeur doit aussi verser 5 000€ au CSE au titre de la réparation du préjudice causé par l’entrave portée à sa mission.

Deux entraves caractérisées

Sur le premier point, les budgets, l’employeur soutenait qu’il avait versé les fonds 2022 avec retard à ce CSE, c’est-à-dire le 22 mars 2023, « en raison du blocage des comptes pour les besoins d’une enquête pénale en cours » (**), mais que le budget 2023 « sera versé comme chaque année en décembre, soit en décembre 2023 ». 

Rien qui satisfasse ici le juge : le versement du bugdet est une obligation légale, et l’employeur ne peut pas décider, à sa convenance, de verser le budget en fin d’année, car « cela fait perdre un an de budget au comité » en lui imposant de « fonctionner sans les fonds », « situation incompatible avec l’exercice par l’instance de ses attributions légales ». 

Sur le deuxième point, le juge constate tout bonnement que le CSE n’a pas été consulté depuis sa création, en 2018, alors que « l’obligation faite à l’employeur est d’ordre public ».

Ces deux manquements constituent bien pour le juge un « trouble manifestement illicite » et « une entrave » à l’action du CSE.

Un climat social délétère

Ces faits et cette condamnation ne manquent pas de surprendre tant ils sont accablants. Tout semble montrer ici le peu d’empressement de l’employeur à jouer le jeu d’un dialogue social ordinaire et loyal avec ses élus du personnel. Ce n’est par exemple qu’après l’assignation qu’il a reçue du CSE que l’employeur met enfin à disposition du comité une documentation économique mais aussi qu’il « reconnaît » le bureau formé par le comité. 

Nous étions 7 titulaires, nous ne sommes plus que 3 

 

 

Il faut dire que le climat social semble pour le moins tendu  dans cette entreprise de jeux. Le CSE a vu plusieurs élus démissionner. « Nous étions 7 titulaires, nous ne sommes plus que 3 tant les pressions exercées sur nous sont fortes. Des salariés ont quitté l’entreprise, d’autres ont démissionné du CSE. Même les salariés qui nous soutiennent ne le feront pas à visage découvert tant ils ont peur des représailles. Pour mon premier mandat, c’est une drôle d’expérience », nous raconte Gaël Chuzeville. Et cet élu FO, formateur des croupiers, de nous préciser : « Nous ne sommes pas un casino car nous n’avons ni machines à sous ni roulette. Mais nous sommes ouverts la nuit et sept jours sur sept. Dans ce secteur, le turn over est donc important mais chez nous il est encore plus fort ».

L’inspection du travail, alertée, a rappelé à l’employeur les règles qui s’imposent à lui, notamment pour la suppléance des élus ou encore la mise à disposition d’une BDES (base de données économiques et sociales). Dans la foulée, le CSE a saisi la justice « face à l’entrave manifeste de ses prérogatives » et « le refus de la reconnaissance et de la légitimité de certains élus par la direction ».

 Une pression permanente contre les élus 

 

 

Le syndicat FO-FEC, qui a soutenu les élus dans cette action, n’en revient toujours pas de l’attitude de cet employeur. « J’ai assisté à une réunion du comité et la direction s’en prenait ouvertement à certains élus, c’était une pression permanente », témoigne Claude François, responsable fédéral FO-FEC. « Nous avons même vu l’employeur convoquer pour une réunion du CSE des salariés non élus, ou même annuler une réunion à la dernière minute. Nous avons fait face à une opposition frontale, si bien que l’ancienne secrétaire du CSE a craqué et a démissionné », nous précise Gaël Chuzeville. Certains éléments accréditent en effet l’idée d’une volonté de l’entreprise de « monter » les salariés contre les 3 derniers élus du CSE.

Un léger mieux semblait pourtant se dessiner ces dernières semaines lors des réunions du comité, depuis que, sur la suggestion de l’inspection du travail, l’employeur a cédé la place de la présidence du CSE à la RH. Des élections partielles devraient aussi se tenir en juillet pour pourvoir les mandats non pourvus de 4 titulaires et 7 suppléants au CSE, et la présence dans l’entreprise d’un autre syndicat que FO n’est donc pas exclue.

Une expertise sur les risques psychosociaux

Mais d’autres contentieux devraient intervenir. Le recours à une expertise pour risques psychosociaux, décidée le 19 mai dernier en CSE, est contesté par l’employeur, qui réfute tout problème de santé dans le personnel. La situation exposée par les élus dans la délibération du comité évoque au contraire une « lourde situation psychosociale » et l’absence de mesure de prévention. Dans ce texte, les élus soulignent que l’entreprise a perdu plus de la moitié de ses effectifs en 2022 (environ 85 sur 150 salariés) et qu’il résulte de ce turn over « une charge de travail très lourde pour tout le staff ». Le CSE déplore en outre des « des arrêts maladie pour burn out et/ou dépression »  et « des expressions de souffrance de plusieurs salariés incriminant leur direction, demandant des conseils, et ayant expressément souhaité l’absence d’intervention des instances ou de la DRH, par peur de représailles et d’accroissement des difficultés rencontrées ». 

Ce nouveau différend devrait être tranché par la justice en septembre. 

 

(*) « Lorsqu’un litige exige qu’une solution, au moins provisoire, soit prise dans l’urgence par le juge, une procédure spécifique dite « de référé » est prévue par la loi. Elle est confiée à un juge unique, généralement le président de la juridiction, explique le site vie publique. Le juge des référés est saisi par voie d’assignation. Il instruit l’affaire de manière contradictoire lors d’une audience publique et rend une décision sous forme d’ordonnance. La valeur de cette ordonnance n’est que provisoire et n’est pas dotée au fond de l’autorité de la chose jugée. Cela signifie que la décision du juge des référés ne s’impose pas aux juges du fond. L’ordonnance de référé ne tranche donc pas l’entier litige. Elle est cependant exécutoire à titre provisoire ».

(**) Cette « enquête pénale » fait référence à un ancien délégué syndical et trésorier du CSE soupçonné d’avoir détourné une somme d’argent du comité. Après une enquête de la police judiciaire, il a remboursé le CSE, il n’y pas eu de suites judiciaires mais il a perdu l’agrément ministériel sans lequel une personne ne peut pas travailler dans un établissement de jeux et il a été licencié. Selon les élus du CSE, l’employeur a utilisé cette fâcheuse histoire pour discréditer le comité. 

Bernard Domergue